Histoire de la commune de Lourmais

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A Lourmais, le Manoir du Breil-Varaine, dernier vestige d'une terre noble.
Nichée au cœur des bâtiments d'exploitation du GAEC du Breil, à deux pas de la maison d'habitation de Soizic et Michel Gautier, cette grande bâtisse à l'architecture aujourd'hui très largement masquée par le lierre qui monte à l'assaut de ses ruines en un combat à l'issue désormais certaine, peut passer totalement inaperçue. Pourtant l'œil avisé qui, de loin, scrute son implantation ne peut rester insensible à ce témoin d'un passé révolu.
Maison d'habitation, il n'y a encore que quelques années, et siège d'une exploitation familiale, la grande maison a vu naître et vivre de nombreux fermiers et exploitants familiaux dont certains résident toujours sur la commune. Dénuées de tout confort, à l'instar de beaucoup d'habitations d'alors, les grandes pièces étaient totalement dépourvues de chauffage. Nombre de ses occupants ont pu exprimer combien ils avaient souffert du froid au sein de ce grand bâtiment pourtant propice à l'accueil de familles nombreuses. Si les grandes cheminées, comme c'était souvent le cas, n'ont pas suffi à réchauffer l'atmosphère des longues soirées d'hiver, elles n'en constituaient pas moins, de par leur conception soignée, les éléments constitutifs d'un édifice totalement déclassé aujourd'hui mais pourtant porteur et témoin d'heures beaucoup plus fastueuses.

Edifié vraisemblablement en tout début du XVI°siècle, le manoir a, semble-t-il, appartenu à la famille de Beaumont, dès ses débuts. C'est ainsi que les registres paroissiaux de Lourmais nous révèlent que le 10 mai 1651 a été célébré en l'église presque neuve le troisième mariage d'Escuyer Pierre de Beaumont, Seigneur du Breil-Varaine, avec Marguerite de la Bouexière. A cette même date, le roi Louis XIV, fils de Louis XIII, avait huit ans et, plus proche de nous, l'église de Lourmais venait d'être reconstruite une cinquantaine d'années auparavant puisque, la petite cloche du clocher fondue sous le règne d'Henry IV est ornée du nom de François Le Meignan, recteur en 1597. Les noms de Jan du Breil et Damoiselle Françoise de la Bouexière y figurent aussi comme donateurs.
Mais intéressons-nous de plus près à ce propriétaire qui se remarie en 1651. Pierre de Beaumont, Seigneur du Breil-Varaine, porte le titre d'Escuyer. Ce titre constitue le premier rang de la Noblesse puisque, originellement et depuis le haut Moyen Age, le terme d"escuyer" désignait celui qui portait l'écu, le bouclier du Chevalier. Ce dernier, comme son nom l'indique, se déplaçait essentiellement à cheval lors des tournois et des combats. Au fil des ans, les titres de noblesse se sont transmis par héritage, tout comme les terres, bois et forêts, étangs, pièces d'eau et terres en culture qui en constituaient l'apanage. Il semblerait d'ailleurs qu'à cette époque les écuyers résidaient plutôt dans les manoirs qu'ils s'étaient fait construire que dans les châteaux plutôt réservés aux catégories de rang supérieur. L'Escuyer vivait donc au milieu de ses terres majoritairement confiées en servage, puis par la suite en fermage, ou beaucoup plus souvent en métayage aux paysans laboureurs qui, de par le rang qui était le sien, lui devaient respect et reconnaissance. Les espaces boisés étant alors très étendus, le Seigneur du lieu pouvait quant à lui s'adonner à la chasse, loisir qui constituait alors un des privilèges de la Noblesse.

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Pierre de Beaumont, Seigneur du Breil-Varaine ne disposait certainement pas d'un statut unique et à part, sur le territoire de la paroisse de Lourmais. En effet, tout proche, ces mêmes années, le Manoir de Landrouière accueillait au sein de ses murs Escuyer Pierre de Salans, Seigneur des Aumosnes et de Landrouière, Capitaine Enseigne des cent Suisses de son Altesse Royale Louis XIV et Capitaine des villes, chasteaux et Comté de Combour, et Damoiselle Charlotte Briolay, son épouse. A seulement quelques encablures de là, la famille de la Bouëxière possédait le Manoir de la Charlopinais, siège d'une juridiction. D'ailleurs Marguerite de la Bouëxière, la troisième épouse de Pierre de Beaumont, n'était autre que la fille d'Escuyer Jean de la Bouëxière, sieur de Belestre et de la Pannière toujours en Lourmais. Les registres paroissiaux de cette époque attestent, à la faveur des baptêmes, mariages et sépultures, de ces relations proches, souvent teintées de parenté entre tous ces nobles locaux.

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Nous avons évoqué le siège de juridiction afférent au Manoir de la Charlopinais. Là s'exerçaient les relais décentralisés d'une justice rendue au nom du Roi. Une "petite noblesse" dite "de robe" n'ayant, la plupart du temps, d'autre titre que celui de "Maistre" assurait des fonctions de Procureurs, fonctions assez proches de nos Juges de paix. Des notaires royaux rédigeaient les actes de ventes, successions et partages. Citons quelques noms, tel Maître François Roger, Sieur du Temple, Notaire et Procureur fiscal de Combourg, disposant d'une maison au bourg de Lourmais.
Tels encore Maître Guillaume Boullaut, Sieur de L'Aubanière, possédant une demeure à la Fachelière, ou Maître Vincent Nogues, Notaire, résideant en sa maison de la Margotais. L'aisance attachée à ces fonctions conférait un statut de notables à ces personnalités, statut qui se traduisait souvent dans l'ostentation de leur demeure, d'autant plus qu'eux-mêmes ou leurs ascendants avaient acheté leurs charges et privilèges qui se transmettaient héréditairement.

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La révolution de 1789 viendra bouleverser profondément ces ordres établis affichant le pari d'égalité entre tous les citoyens. Alors, pour celui qui effectue les recherches et qui aimerait démontrer la continuité des choses, y compris dans le changement, il y a rupture de fil. En d'autres termes, nous nous trouvons confrontés aux limites de cet exercice. Certes, en période troublée, comme cela a été le cas lors de la Révolution de 1789, les campagnes ont connu leurs propres bouleversements et des personnalités locales ont purement et simplement disparu. Parfois elles ont choisi de fuir, émigrer. Souvent, plus tard, à la faveur des amnisties et des décisions politiques liées aux changements de régimes, (Empire, Restauration…) les personnes sont revenues prendre possession de leurs biens sous réserve que ceux-ci n'aient pas été vendus ou détruits. Mais, pour le Breil-Varaine, comme pour Landrouière et de nombreux autres manoirs et châteaux, les sources manquent ou sont aujourd'hui simplement indisponibles et inaccessibles au grand public.
Ce que nous pouvons toutefois partager, c'est que dans la seconde moitié du XIX°siècle le Manoir est devenu la maison d'habitation des fermiers exploitant des terres appartenant à Madame Mouton de la Salais. Cette dernière possédait aussi la ferme manoir de Landrouière ainsi que la ferme de la Daviais en Combourg. Y-a-t-il eu transmission ou achat? Il apparaît difficile aujourd'hui de l'affirmer mais souhaitons que le jour venu de nouveaux éléments viennent compléter et enrichir cette petite recherche.
Quant au Breil, il semblerait que le mot Varaine lui était toujours accolé à la fin des années 1800. Vers 1840, la ferme principale était exploitée par Pierre Leduc, originaire de Combourg et marié à Anne Souquet. La fille aînée de ces derniers, Marie-Rose, épousera Désiré Brugalé en 1859. La famille Brugalé toujours présente à Lourmais assurera sur plusieurs générations une présence sur l'exploitation agricole jusqu'à une période récente où elle sera remplacée par la famille Gautier, actuelle propriétaire.
Notons au passage que Pierre Leduc exercera la charge de Maire de Lourmais sur les années 1870-1871 et, détail qui ne manque pas d'importance, il aura comme successeur Eugène Le Jariel, lui-même mari de Marie Lucie Mouton de la Salais, qui exercera sa charge de Maire jusqu'à son décès en 1898. Il est possible de dire que le Breil a profondément changé à cette époque puisqu'est apparu un nouvel ensemble dans un environnement qui avait sans doute peu évolué jusqu'alors. L'actuel Château du Breil, situé à quelques centaines de mètres plus à l'ouest a été édifié par Monsieur et Madame Le Jariel en 1862 sur les plans de Jean Baptiste Martenot, architecte de la Ville de Rennes. Les bâtiments d'une seconde ferme, située à une centaine de mètres du manoir, complétent le décor, matérialisant sans doute ainsi une plus ancienne division des terres. Lors de la disparition du couple Le Jariel sans enfants, les terres du Breil et des fermes avoisinantes seront attribuées à leur nièce Marie Anne Le Hir qui, de par son mariage quelques années plus tard avec Monsieur de Villers, s'installera en son château de Montauban de Bretagne. Madame de Lorgeril, une de leurs deux filles cédera manoir et terres à ses fermiers. Une vente réalisée au bénéfice de la famille Gautier, il y a maintenant une bonne quinzaine d'années, nous conduira à la situation actuelle des terres gérées et exploitées en GAEC familial.
Grande histoire et petite histoire s'entremêlent toujours dans ce qui constitue notre quotidien. La présence des hommes, glorieux, célèbres, ou simplement besogneux comme la plupart d'entre nous, peu importe, marque profondément les lieux et les demeures. En retour, les demeures, majestueuses ou très modestes inscrivent toujours l'histoire des hommes dans une continuité faite d'avancées et de replis, voire de ruptures, qui peut nous inciter à rechercher, découvrir, et préserver des racines sur lesquelles chacune et chacun peuvent se tenir debout et s'appuyer pour poursuivre et inventer de nouveaux chemins.
Abel Erondel
Sources principales:
Registres paroissiaux de Lourmais.
Inventaire préliminaire du patrimoine communal.
Cadastre napoléonien. Avril 1826.

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Histoire Lourmaisienne

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Les Eclairoux du Pont de l’Enfer à Lourmais
 
Ce matin-là le gars Raoul s’était, comme chaque jour, levé de bonne heure et après une toilette rapide il avait enfilé ses vêtements. Puis, la casquette bien vissée sur la tête, il avait poussé la porte de l’étable pour jeter un œil aux deux vaches et avait guetté le grognement du pourcet à la porte de la soue. Alors il revînt manger l’écuellée de soupe que la Perrine avait réchauffé sur la braise du foyer se disant en lui-même qu’il allait passer rue Ceinte voir si les brodequins commandés l’avant-veille au cordonnier étaient en chantier, histoire aussi de cause un peu autour d’un café arrosé.
On était presque à la mi-juillet et la journée allait être chaude. Le foin était à peu près fini de rentrer, la fanerie n’avait pas été trop pénible cette année car le temps avait bien été de la partie. Rien ne pressait donc Raoul, sinon qu’il allait falloir bientôt penser à planter les lisettes destinées à nourrir les bêtes cet hiver.
Justement à propos de lisettes ! Le gars Valentin de Lande-Basse ne lui avait-il pas dit à la sortie de la messe basse dimanche qu’il avait du beau plant et qu’il ne demanderait pas mieux que de lui en mettre deux cents ou deux cents cinquante, sous réserve quand même qu’il vienne dépaissir le semis.
C’est, plongé dans ces pensées, qu’il alla frapper trois coups à la porte de la rue Ceinte ! Anne-Marie vînt lui ouvrir. Elle était en train d’essuyer la table ronde où la cafetière trônait encore toute fumante et elle héla aussitôt Pierre qui descendit l’escalier de son atelier. Après les salutations d’usage tout le monde se retrouva assis devant une bonne tasse de café bien chaude et les deux hommes prirent le temps de rouler une cigarette puisée au paquet de gris que Pierre avait tendu à Raoul avec le carnet de papier Job. L’échange dura quelque temps et, chacun se levant de son tabouret, Raoul rentra chez lui.
A la maison il trouva Perrine qui venait de se mettre à riboter le lait de ses vaches. Raoul se dirigea vers le buffet où il saisit à pleines mains le gros pain de douze livres qu’il entailla avec le « Pradel » sorti de la poche de sa blouse pour s’en dégager un quignon et il sortit du garde-manger le morceau de lard froid cuit la veille. Il prit encore le temps d’éplucher une échalote et, muni de ce casse-croûte, il annonça à sa Perrine qu’il allait se rendre à Lande Basse voir les lisettes promises par Valentin. ‘’ Surtout, tu ne te tracasses pas pour moi ! Des fois que je trouverais mon pain en route ‘’, lâcha-t-il devant la Perrine qui ne fit point trop mine d’entendre !
Le soleil commençait à pointer au levant quand il prit la direction de Lande Basse. Ce chemin, il l’avait parcouru maintes fois depuis son enfance. Les rotes qui partent de la ferme de la Barre, longeant Nivée, la Saint-Thiolais pour aboutir au Pré du Mesnil et à la Margotais, avec les échaliers et les haiches à encaler, il les connaissait comme sa poche ! ‘’Mais quand on est bien chaussé, rien ne peut nous arrêter !’’ se plaisaient à répéter les anciens.
Heureusement pour lui, la rosée dans l’herbe haute avait à peu près disparue. Chemin faisant il s’arrêta à la hauteur de Nivée pour vérifier le niveau de l’eau dans la rivière. Un courant faible continuait de s’écouler. Il est vrai que le printemps avait été particulièrement arrosé et même le début de juin juste avant la fenaison. Promenant son regard un peu plus loin, il vit qu’une fumée légère s’échappait de la cheminée du café à Potin là-bas en haut de la côte. Pressant le pas, il s’en approcha suffisamment pour apercevoir par la porte ouverte François et Julien attablés devant un verre. Il franchit alors le seuil de pierre du café et il salua tout le monde en s’asseyant avec la compagnie. Appuyée à un pied de la grande table, la musette de Julien gisait par terre laissant apparaître le plant de choux que ce dernier avait récupéré chez Claude à Launay Solon.

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Comme d’habitude le père Potin s’en alla quérir au cellier une pinte de cidre et les verres s’entrechoquèrent. Les verres vides se remplirent à nouveau et les langues se délièrent encore davantage : « Il est ben coloré ton cidre-là et surtout il n’est pas trop sec ! » « Pour sûr, vous tombez bien. Je viens de mettre le tonnet en perce ! »
Les paquets de gris passèrent encore de mains en mains puis chacun sortit quelques petites pièces du gousset du gilet et ils se séparèrent.
Rajustant sa casquette d’avant en arrière, Raoul reprit sa marche en avant. Il lui restait bien quelques talus à franchir pour rattraper le chemin de la Margotais, mais cela se fit sans aucun problème et l’ombre était tombée sous les frondaisons du chemin de Lande Basse lorsque vers onze heures et demie, il se retrouva derrière les maisons.
Valentin rentrait justement avec une bonne charretée de trémêne fraîchement fauchée, tirée par son cheval. « Wowh ! fit-il, pour stopper l’attelage. C’est-y que tu viens pour les lisettes ? Tu tombes ben car je pensais m’en occuper cette résiée après la mérienne ! Mais chaque chose en son temps ! Je dételle Petiot, je lui donne à boire et je lui mets du foin dans l’écurie. Faut ben que tout le monde vive ! » dit-il, peignant entre ses doigts la crinière du cheval. Raoul et Valentin apprécièrent tout autant que Petiot la fraîcheur de l’écurie.
La porte de la maison était grande ouverte et Valentine était assise à éplucher des fèves cueillies au courtil. Ils entrèrent sans plus attendre. « Tu vas dîner avec nous, il y a tout ce qu’il faut ! »
Raoul n’eut qu’à accepter l’invitation. Dans l’âtre, accrochée à la crémaillère, la marmite, avec un gros morceau de lard fumé à l’intérieur, laissait échapper de la vapeur. « Avec les fèves bien chaudes, çà ira pour tout le monde !», reprit Léontine.
Prié de s’asseoir, Raoul s’approcha de la grande table, Valentin attrapa dans le vaisselier la pinte et prit la direction du cellier. On l’entendit bousculer deux ou trois poules qui dépérassaient dans la poussière de la cour. Le temps de tourner la chante-pleure, de s’enfiler deux ou trois lampées au guichon posé sur le fût, de remplir la pinte, et il était de retour à la maison. Raoul discutait avec Léontine de l‘état du courtil, des petits pois à rame qui avaient bien poussé cette année, du semis de poireau qui n’avait pas bien réussi… La bolée fut la bienvenue car le cidre était frais et, ma foi, ben gouleyant !
« Il est quand même ben meilleur que le sien que Potin nous sert dans son café ! »
« C’est vrai ce que tu dis et nous, on sait y faire ! » renchérit Valentin qui se rengorgeait au bout de la table.
« Tu sais ben que tout est affaire de pommage ! C’est le résultat du mélange du Bedange avec le Doux de Rennes et le Pleudihen ! De plus, pour moi, les pommiers c’est sacré ! Il faut savoir les soigner et, surtout, les respecter quand on passe la charrue ! Bref, tout çà fait qu’à c’t’heure on a du bon cidre à boire ! »
Tout çà aussi prit du temps, et le lard fumé finit quand même par sortir tout fumant de la marmite avec les fèves bien grasses, le tout accompagné de deux ou trois grosses tranches de pain de ménage boulangé trois jours avant par Léontine dans sa maie, pain alors remisé dans un torchon bien blanc dans le grand tiroir du bout de la table.
« T’as ben fait de venir ! C’est pas sûr que t’aurais trouvé aussi ben sé ta ! » ajouta Valentin qui n’appréciait que moyennement la Perrine depuis qu’elle lui avait vertement reproché de trop bien recevoir son Raoul quand il passait par Lande Basse.
Il fallut encore passer par la chanière pour découvrir le semis de lisettes. Il était bon à prendre mais on s’entendit pour s’en occuper un autre jour, du fait qu’il faisait trop chaud, que les lisettes çà s’arrache à la fraîche, et puis on n’avait même pas pris le temps de mérienner ! En revenant on passa encore pas mal de temps dans la fraîcheur du cellier pour une longue discussion entre hommes ! Alors, et alors seulement, Raoul prit congé, non sans être revenu remercier Léontine qui avait eu le temps de ranger sa vaisselle. Il l’invita à n’être pas plus fière lorsqu’elle passerait au bourg, un dimanche après la messe par exemple ! « Je suis sûr que Perrine sera contente de t’offrir le café ! » lança-t-il en franchissant la porte.

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Lorsque Raoul quitta Lande Basse, la visière de sa casquette était légèrement dévirée. Mais, c’est comme çà ! On fait ce qu’on peut pour se protéger du soleil par ces temps de canicule ! Et il se disait en marchant, que les échaliers devaient être bien plus hauts à franchir dans le sens du retour, ou alors c’est la fatigue qui commençait à se faire sentir ! En vue de la Guillardière, il aperçut Louis et Marguerite qui finissaient de charger une charretée de foin. Pas possible de passer franc ! Assis sur une souche au bout du pré ? Il les attendit pour rentrer et se retrouva bientôt à fouler le foin dans le grenier de la ferme au-dessus de l’étable. Cà, çà vous use son homme ! Et après il faut se défaire de toute la poussière avalée ! Et puis, celle qui reste après qu’on l’ait avalée, il n’y a pas trente six manières de la faire descendre !
C’est vrai que le cidre de la Guillardière ne vaut pas celui de Lande Basse, mais çà a tout le temps été comme çà, affaire de pommage ou de sous-tirage ? Allez-y savoir !
Et comme il était plus de cinq heures passées, n’était-il pas temps de réssier ? « C’est pas de refus ! Dame, j’veux ben », dit Raoul qui venait d’apercevoir la belle andouille froide que Marguerite venait de poser sur la table ! Elle s’empressa d’ajouter : » C’est çà qu’est bon ! Et puis ne bougez pas, je vais aller vous quérir des échalotes fraîches au courtil ! »
On prit tout le temps nécessaire pour se réconforter après un tel effort et il était déjà une heure avancée quand Raoul, le pas encore un peu plus lourd, commença à attraper le chemin de la Margotais.
Bien sûr, maintenant il vaudrait mieux ne pas s’arrêter, mais comment passer inaperçu entre des pignons de maisons qui se touchent presque ! Pas question quand même de filer comme un voleur si on rencontre des connaissances ! Effectivement il rencontra Mathurin qui prenait l’air, assis sur le pas de sa porte avec à la main un bol rempli de lait ribot dans lequel trempaient des bûches de pain, toutes choses qui annonçaient le repas du soir : « Tu ne vas quand même pas filer sans t’arrêter », dit Mathurin en le hélant de loin ! » « Tu dis ben, ta ! Sûr que je suis content de te voir ! Mais il est déjà tard ! » « Viens donc, on va prendre un café ensemble, je viens d’en moudre une trémée ! Il est certainement encore chaud ! » Il y a des choses qui ne se discutent pas ! Un café, arrosé de surcroît, c’est jamais de refus !
La pause fut certainement appréciée par chacun des deux compères, mais, du coup, le soleil avait bien décliné et plongeait derrière les arbres lorsque Raoul entreprit de descendre le chemin creux qui alors n’était ni droit, ni de niveau, ni tout à fait sec. En contournant la croix du Père Jacques il fallait encore faire bien attention à ne pas glisser ou pêcher dans les brodequins qui paraissaient eux-aussi fatigués, voire déjà percés. Devant la petite chaumière du Pré du Mesnil, il n’aperçut heureusement personne car il faut dire qu’il était bien occupé à regarder où il devait mettre les pieds. A courtes enjambées d’une roche sur l’autre, il manqua cent fois de perdre l’équilibre et tomber. De surcroît, il nourrissait quelques pensées sombres en franchissant cette zone humide car il avait peur des guernettes ! De toute évidence il ne faisait pas partie de ceux qui pensent que leur chant annonce le beau temps. Mais on ne peut pas tout le temps penser, et aux guernettes qui unissent leurs mélodies au crépuscule, et à la nuit qui va bientôt tomber, et aux grosses pierres du chemin, et à sa Perrine qui ne manquerait pas d’exiger des explications !
Au fait, qu’est-ce qu’il pourrait bien raconter à Perrine, sinon la vérité ! Que le lard et les fèves de Léontine, l’andouille de Marguerite, le cidre, le café de Mathurin, et puis encore ces lisettes, les lisettes de Valentin, ces lisettes-là, elles étaient bonnes à planter ! Mais avant de les planter il faudrait encore retourner les arracher ! Mais c’est que çà en faisait des choses à remuer dans sa tête à lui, Raoul, ce soir !
Et Patatras ! C’est lui qui se plante, qui trébuche, qui glisse, qui effectue une embardée, qui s’affale dans la mare ! La mare ? Ben oui, vous savez bien, cette mare qui est toujours là à la sortie du tournant ! A-t-il trébuché, glissé, fait une embardée ou… ? En réalité, on ne sait pas trop ! Mais il a certainement raté quelque chose et pris une bonne bûche ! Et il lui en a fallu des mimiques, des contorsions et aussi des jurons, pour se remettre à peu près d’aplomb ! C’est donc en se dandinant vaille que vaille d’un pied sur l’autre et tout ébaubi qu’il est arrivé en vue du Pont de l’Enfer.
Il n’avait jamais pu franchir le petit pont de bois sans penser aux histoires d’éclairoux que son père et tous les anciens de Lourmais lui avaient raconté à la veillée. Impossible d’oublier ces petits diables, sortes de feux follets, qui la nuit tombée dansaient à la surface de l’eau de chaque côté du pont en essayant d’étourdir et de faire trébucher dans la rivière les pauvres bonshommes qui rentraient, parfois très tard, esseulés et souvent chargés … ! Ce soir-là, ou plutôt cette nuit-là, Raoul arrivait lui-aussi seul avec lui-même, cahin caha et il avait ben du deu pour s’engager sur le pont…, mais il mobilisa tout son esprit et fit sûrement ben attention, et vous allez être déçus, car il réussit à enfiler tout à fait normalement le pont pour arriver de l’autre côté sans encombre ! Peut-être seulement que les quelques cheveux qui lui restaient se dressèrent sur sa tête à la pensée des diables qui hantaient les parages !
Restait encore la dernière côte d’accès au bourg, pas trop raide à franchir pour un marcheur en bonne condition ! Mais pour le père Raoul, ce soir, c’était encore assez pentu. En passant devant les fenêtres des maisons à demi-éclairées par la lueur des lampes Pigeon, il ne pouvait distinguer que des ombres pleines de mystères !
Arrivé devant chez lui, au bourg, il s’engagea à pas lents dans la cour et franchit dans la pénombre le pas de la porte. Personne n’a jamais su ce qui s’était passé entre sa Perrine et lui. Personne ne l’a jamais su, et c’est très bien ainsi car il y en aurait eu toujours un pour en faire toute une histoire !
Abel Erondel